Les autorités rwandaises raflent les enfants des rues à Kigali et les enferment dans un centre dit « de transit » où les gardiens les frappent et où ils manquent d’eau et de nourriture. C’est un des moyens qui permet de préserver l’image impeccable de Kigali, une image souvent vantée dans les articles touristiques. Amy Braunschweiger de Human Rights Watch s’entretient avec le directeur pour l’Afrique centrale, Lewis Mudge, sur le nouveau rapport de Human Rights Watch et sur le coût humain de cette politique pour maintenir les rues propres au Rwanda.

Qu’arrive-t-il exactement aux enfants des rues à Kigali ?

Ils sont arrêtés, principalement par la police, et conduits dans un endroit appelé Centre de transit de Gikondo dans le cadre d’un « processus de réhabilitation », comme le définissent les autorités rwandaises. En réalité, le centre sert d’établissement de détention non officiel. Les enfants ne bénéficient pas d’une procédure régulière ni d’un accès à un avocat ou à un tuteur. Ils ne sont pas présentés à un juge. Au lieu de cela, ils sont enfermés pendant plusieurs semaines ou mois d’affilée dans des conditions terribles. Et dans la plupart des cas, ils sont relâchés dans les rues, menacés et avertis qu’ils seront arrêtés s’ils sont surpris à nouveau dans les rues.

Des enfants nous ont raconté que la nourriture à Gikondo se composait de maïs pourri avec des petits graviers, en quantité clairement insuffisante. Il n’y avait pas assez d’eau. Certains enfants ont expliqué qu’ils partageaient un matelas avec trois ou quatre autres enfants et que les couvertures étaient infestées de poux. Beaucoup ont indiqué qu’ils ont souffert d’éruptions et d’infections cutanées en raison des matelas communs. Ils étaient régulièrement battus lorsqu’ils riaient ou discutaient avec des amis ou lorsqu’ils faisaient du bruit. Ils s’ennuyaient. Ils passaient des journées entières assis dans cette salle, ils n’avaient pas le droit de parler avec les autres et avaient souvent faim. Dans certains cas, les enfants n’étaient pas autorisés à appeler leurs parents, s’ils savaient où ils étaient. Par exemple, un garçon a raconté qu’il a été frappé par un agent de police parce qu’il a demandé à appeler ses parents pour leur dire qu’il était à Gikondo, mais qu’il n’avait pas d’argent pour payer le crédit du téléphone.

Certaines filles sont traitées de « prostituées » et placées dans une salle avec des femmes accusées d’être des travailleuses du sexe.

Beaucoup des enfants les plus jeunes ont dit qu’ils étaient enfermés dans une salle séparée sans adultes, et n’ont pas l’air d’avoir subi autant d’abus que les adolescents plus âgés qui étaient accusés d’être des délinquants et qui étaient détenus avec les adultes. Les enfants plus jeunes pouvaient se laver tous les jours, mais ce n’était pas le cas de ceux qui étaient enfermés avec les adultes.

Aucune éducation ni formation professionnelle n’était dispensée, contrairement à ce qu’affirment les autorités. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit là de détention arbitraire. Et ce n’est, en aucun cas, une réhabilitation.

Vous publiez le rapport à une date qui coïncide avec l’examen du Rwanda par le Comité des droits de l’enfant, qui a déjà appelé le gouvernement à fermer Gikondo. Le comité peut-il contraindre le Rwanda à fermer le centre ?

Non. Cependant, en tant que partie à la Convention relative aux droits de l’enfant, le Rwanda s’est engagé à se conformer aux conditions de ce traité et le Comité est l’arbitre qui détermine si c’est le cas ou non. Ainsi, le comité peut continuer – et continuera sans aucun doute – à souligner que le Rwanda viole cette convention et ne respecte pas ses obligations en vertu du droit international relatif aux droits humains. Et ça, c’est une action forte.

D’autre part, étant donné le manque de liberté au Rwanda pour que des personnes puissent interroger le gouvernement ou que les journalistes ou la société civile puissent rendre compte des abus de manière indépendante, le comité est un des rares organismes indépendants en mesure de poser des questions difficiles au gouvernement.

Lorsque vous lisez des articles sur Kigali, les journalistes insistent souvent sur la propreté et la sécurité de la ville. Cela a-t-il un lien avec ces rafles ?

Kigali est présentée comme l’une des villes africaines les plus propres et sûres. Et c’est le cas. J’y ai vécu, ainsi que dans beaucoup d’autres villes d’Afrique. La ville est très propre et très contrôlée, et est considérée comme très sûre par les visiteurs. Ceci est en partie dû au fait que les personnes démunies, y compris les enfants des rues, sont raflées et détenues contre leur volonté.

Nous ne disons pas qu’il faut laisser les enfants vivre dans les rues, mais nous voulons que ces enfants bénéficient d’un véritable soutien et soient traités avec respect et dignité. Cette détention arbitraire est une violation de leurs droits.

Human Rights Watch a publié plusieurs rapports sur Gikondo depuis 2006. Comment le Rwanda a-t-il réagi ?

En général, après la publication d’un rapport, le Rwanda apporte des améliorations, qui se révèlent malheureusement superficielles ou techniques. Par exemple, après le rapport de 2006, le gouvernement a fermé le centre de Gikondo et a cessé d’enfermer les enfants pendant une période, le temps que les choses se calment.

Les autres rapports sur Gikondo se concentraient aussi sur le sort des vendeurs ambulants, des travailleurs du sexe, des personnes sans abri et des mendiants détenus dans ce centre.

En 2015, nous avons exprimé nos inquiétudes au gouvernement rwandais concernant l’absence de cadre légal autour de la détention à Gikondo. Dans les années qui ont suivi, le gouvernement a adopté une nouvelle législation et des politiques sur la « réintégration » des personnes présentant des « comportements déviants », qui globalement entérinent les procédures et détentions arbitraires du gouvernement. L’expérience des personnes enfermées à Gikondo n’a pas beaucoup changé.

Le Rwanda a bien créé un « centre de réhabilitation », appelé Gitagata, dans le district de Bugesera, spécifiquement destiné aux enfants et aux femmes, où d’après les autorités, les détenus bénéficieraient de formations professionnelles, d’un accompagnement et de la possibilité d’être réunis avec leurs familles. Et bien que Gitagata semble offrir de meilleures conditions que Gikondo, les enfants que nous avons interrogés ont affirmé qu’ils préféraient encore vivre dans les rues – même s’ils ne savent pas où ils trouveront leur prochain repas.

Nous souhaitons la fermeture de Gikondo. Nous n’y sommes pas encore, mais nous poursuivrons nos efforts.

Parmi les témoignages d’enfants, y en a-t-il qui vous ont marqué plus que d’autres ?

Il y en a plusieurs. Ce sont des entretiens assez éprouvants. Certains des enfants étaient jeunes, à peine 11 ou 12 ans, et ils semblaient résignés face aux abus lorsqu’ils racontaient ce qu’ils avaient vécu : c’était normal pour eux d’être embarqués et frappés.

Un garçon, de 15 ou 16 ans, qui était détenu dans la salle des délinquants avec des adultes, a expliqué qu’il y avait tellement peu de place qu’ils devaient s’asseoir les uns entre les jambes des autres. Un autre garçon a dit qu’ils n’avaient pas le droit de sortir de la salle et d’aller aux toilettes quand ils en ressentaient le besoin, et il s’est déféqué et a été frappé à cause de ça. Tout ça parce qu’il était détenu pour avoir vécu dans la rue.

Nous avons parlé avec un autre garçon qui a raconté que des policiers lui ont dit, tout en l’emmenant à Gikondo, que le président ne voulait pas qu’il soit dans la rue.

Ces enfants n’ont pas obtenu l’aide ou le soutien dont ils avaient besoin. Et comme si le fait de vivre dans les rues n’était pas assez rude, ils étaient contraints de se cacher par peur d’être embarqués. Ensuite, vous découvrez que des enfants de 11 ans à peine ont été détenus dans ces conditions horribles. Il est évident que le système ne fonctionne pas.

Honnêtement, au fil des neuf dernières années pendant lesquelles je me suis entretenu avec des personnes enfermées à Gikondo, les récits n’ont pas beaucoup changé.

Que font ces enfants maintenant ?

Beaucoup d’entre eux retournent vivre dans les rues lorsqu’ils sont libérés et sont en général arrêtés de nouveau tôt ou tard. Certains enfants ont indiqué qu’ils ont été enfermés à Gikondo cinq ou six fois. Ils ne reçoivent pas beaucoup d’aide. Et comme toujours, quand de grands événements ont lieu à Kigali et que des visiteurs étrangers viennent dans la ville, la police « nettoie » les rues et conduit ces enfants à Gikondo une fois de plus.

C’est loin d’être une vie idéale. Une assistance, une éducation et une formation professionnelle devraient être mises en place pour ces enfants afin de contribuer à leur réhabilitation. Le gouvernement devrait faire ce qu’il prétend faire et réhabiliter réellement ces enfants.

J’ai vécu plusieurs années à Kigali et Gikondo se trouve à seulement 5 minutes en voiture des hôtels et restaurants les plus chics de la ville. La ville est propre, elle est sûre, j’y ai élevé mon premier enfant, c’est un lieu de vie agréable. Mais cette ville a une autre facette, qui se joue autour de la répression et des abus à l’encontre des personnes les plus vulnérables. Kigali peut rester sûre et propre sans recourir à cela. Le gouvernement devrait faire mieux.

Source: https://www.hrw.org/fr/news/2020/01/27/entretien-les-enfants-des-rues-au-rwanda-enfermes-et-victimes-dabus